Bloguele Décembre 27, 2020

La course de chiens par Jean Paul Lemieux

À l’été 1958, l’Université de Colombie-Britannique à Vancouver invite Jean Paul Lemieux à diriger une classe de peinture (Summer School Session). Le peintre et professeur à l’École des beaux-arts de Québec depuis une vingtaine d’années, quitte la Vieille Capitale en juin 1958. Vingt-quatre de ses tableaux récents le suivront à Vancouver, à l’invitation de la Fine Arts Gallery de l’UBC (Belkin Gallery) qui lui offre d’exposer en solo pendant son séjour estival.

La classe d’été fut un succès bien que Lemieux ait déploré qu’elle s’adressa davantage à des amateurs qu’à des étudiants plus avancés. L’exposition remporta aussi un succès si l’on tient compte que le tiers des œuvres se sont vendues. Ce One-Man Show était le troisième du peintre, alors âgé de 54 ans. Depuis l’époque de ses études à l’École des beaux-arts de Montréal, en 1931, Lemieux avait régulièrement participé à des expositions collectives. En revanche, il n’avait eu jusque-là l’occasion de présenter ses œuvres en solo qu’en 1953 et en 1956 dans sa ville natale, d’abord au Palais Montcalm puis à la galerie L’Atelier.

Bien sûr, son travail était alors moins connu à l’autre bout du pays quoique, depuis le début des années 1940, quelques œuvres aient rayonné dans quelques grandes expositions d’art canadien ici et à l’étranger. Rappelons que l’Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario) avait été le premier musée canadien (hors Québec) à faire l’acquisition, en 1941, d’une œuvre de Jean Paul Lemieux, Lazare, typique de sa période narrative (1940-1946). C’est aussi à l’AGT, à la fin de l’année 1957, que le public ontarien aura l’occasion de suivre l’avancement des recherches du peintre dans l’exposition Four Canadians Exhibition : Léon Bellefleur, Fernand Leduc, Jean Paul Lemieux, Claude Picher, où Lemieux expose neuf tableaux réalisés cette année-là. L’exposition comportait quelques portraits mais mettait davantage de l’avant les paysages épurés et minimalistes qui caractérisent désormais son style. Cet ensemble constituera le noyau de l’exposition solo présentée à Vancouver à l’été 1958 auquel s’ajoutent d’autres œuvres récentes, telle La course de chiens.

 

Jean Paul Lemieux

Jean Paul Lemieux 1904-1990 La course de chiens / The Dog Race, 1957  oil on canvas - huile sur toile 12 1/8 x 57 3/8 in (30.8 x 145.7cm)

 

Sur les murs de l’exposition de la Fine Arts Gallery à Vancouver, La course de chiens voisine des œuvres comme Hiver à Port-au-Persil et La ferme (collection du Musée des beaux-arts de Vancouver). Comme purent le constater les visiteurs de l’exposition à Vancouver en 1958, et ceux de l’exposition solo organisée l’année suivante par la Galerie Denyse Delrue à Montréal, le thème de l’hiver canadien inspire à Jean Paul Lemieux ses paysages les plus dépouillés. En 1957, soit un an après que le style de Lemieux a opéré le grand tournant réducteur qui définira son œuvre de maturité, l’artiste pousse l’exploration de la représentation dans ses derniers retranchements. La course de chiens est un bel exemple de sa recherche qui valorise ici les tonalités, les luminosités et les textures de l’hiver sur une toile au long format horizontal. Les qualités de la surface sont chargées de la dimension « espace-temps » qui préoccupe désormais le peintre. Ainsi, la traversée à toute allure des traîneaux à chiens, de droite à gauche du champ pictural, renforce l’image de la vastitude des plaines enneigées du pays. La course des chiens est aussi la course du temps dans toute sa fluidité et sa continuité, à l’image du regard qui parcourt cette surface offerte par le peintre.

Quiconque porte un bref regard sur cette œuvre sans en connaître le titre y verra d’abord une surface proposant deux longs champs horizontaux dont le plus grand et le plus clair est traversé par trois légères traces sombres. En l’observant de plus près, on parvient à distinguer une ressemblance. À droite de chaque extrémité des traces, se profile en quelques traits et couleurs un minuscule personnage au bras levé : c’est le musher qui stimule son attelage de chiens. Faut-il y voir là soupçon d’ironie de la part de Lemieux sur les débats qui animent vivement le milieu de l’art à cette époque, entre figuration et abstraction?

 

Jean Paul Lemieux details 

 

Après avoir vu La course de chiens à la Galerie Denyse Delrue à Montréal, le réputé critique d’art Rodolphe de Repentigny de La Presse remarquera, le 19 mars 1959 : « Lemieux inscrit dans ses tableaux des notes réalistes, plus ou moins caricaturales, comme le faisait Maurice Utrillo, avec ses minuscules figures de femmes à postérieur rebondi. » Le défenseur de l’art abstrait qu’était de Repentigny, également peintre connu sous le nom de Jauran, concédait néanmoins que « la conception vaste et généreuse des tableaux de Jean Paul Lemieux « dont la technique, subordonnée à l’expression personnelle, « apporte réellement un enrichissement à la problématique de l’art au Canada ».

Suivant la fin de l’exposition à la Galerie Denyse Delrue, en décembre 1959, La course de chiens disparaît de la scène publique. L’œuvre réapparaît quarante-cinq ans plus tard lors de l’exposition organisée par le Musée des beaux-arts du Canada et le Musée national des beaux-arts du Québec, en 2004, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’artiste.

Michèle Grandbois, 22 décembre 2020

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