Hommage à John Little. La vie urbaine, de 1951 à nos jours
John Little est le plus éminent artiste canadien de la peinture figurative urbaine de la génération de l'après-guerre. Il est un artiste visionnaire, honnête, humble et authentique.
Même si les lieux peints par John Little se limitent principalement aux rues des quartiers urbains de Montréal et de Québec, ils sont autant d'allégories de ces innombrables rues et quartiers des centres-villes de toute l'Amérique du Nord, et d'ailleurs, qui ont été menacés, éviscérés et même complètement démolis, du fait des populaires politiques de rénovation urbaine, qualifié aussi de réaménagement urbain, mises de l'avant par les gouvernements de l'époque. Little se distingue des artistes de sa génération, peignant avec ferveur, dans un style pictural qui lui est propre, la chronique de ce que les villes étaient en train de perdre, de ce qu'elles avaiant déjà perdu et de ce que leurs citoyens risquaient de perdre si la marche des bulldozers se poursuivait. Il a fallu attendre le milieu des années 1970 pour que les politiciens et les urbanistes commencent à se rendre compte de leurs erreurs.
Dès le début de sa carrière, Little est « [...] préoccupé par toutes ces choses qui sont si belles à peindre. Et après, ils viennent détruire tout ça, et tout gâcher,» m'avait-il confié. Il n'était pas politisé. Son intérêt n'était pas celui d'un activiste. Little voulait peindre l'histoire de ce qu'il voyait comme une admirable composition, et que lui offrait le centre-ville. Il croquait ou photographiait sur place les scènes de quartier qui stimulaient son sens artistique, que ce soit dans le Faubourg à m'lasse, dans Griffintown, à Point-Saint-Charles, à Saint-Henri, dans le Plateau ou ailleurs à Montréal et dans divers quartiers de la ville de Québec, pour ensuite interpréter en peinture, dans son atelier, les images qu'il avait captées. Puis après, comme il allait le laisser entendre publiquement en 1961, ainsi que dans une conversation avec moi en 1994, le bulldozer arrivait « [...] pour détruire tout ça, et tout gâcher ». Comme par hasard, « [...] toutes ces choses sont si belles à peindre », c'était le patrimoine social et architectural menacé par cet âge d'or de l'édification du renouvellement urbain.
Little réutilisait souvent comme matériau de base les mêmes dessins et photographies, pour refaire la composition de la scéne, après que la rue ait été défigurée par des travaux de démolition ou par une construction disgracieuse. Au fur et à mesure qu'évolue sont style, le désir de Little pour la recréation d'une scène peinte antérieurement poursuit deux objectifs. Il veut d'abord essayer de raconter son histoire mieux que la fois d'avant; produire une image améliorée de notre patrimoine, pour « l'album de famille ». Il souhaite ensuite rescusciter en peinture certaines parties de notre héritage, parfois pour nous rappeler ce qu'il nous faut célébrer et, à d'autres moments, ce que nous avions perdu sous le boulet de démolition. L'ensemble de son oeuvre mérite sa place parmi les productions des plus grands artistes-chroniqueurs de la peinture, de l'estampe, du film ou de la photographie. Ses chroniques suscitent chez le spectateur une réflexion, et une remise en question, sur la valeur de ce que nous sommes en train de faire, en quant que société, ou plutôt de ce que nous avons déjà fait.
Contrairement à d'autres artistes qui se montraient aussi taciturnes que lui au sujet de leur art, comme Jean Paul Lemieux, Philip Surrey, Edward Hopper ou Balthus, Little a continuellement refusé d'accorder les droits de reproduction de ses tableaux, et rejeté les demandes d'auteurs qui voulaient écrire sur son compte. En conséquence, son oeuvre n'a été ni publiée ni défendue. Sans droits de reproduction, les historiens de l'art et les conservateurs ne pouvaient pas inclure d'illustrations des toiles de Little dans leurs publications.
Même si John Little nous a donné son autorisation écrite de procéder au présent hommage, nous ne sommes pas surpris qu'il ait choisi de ne pas participer davantage à cette initiative. Nous sommes reconnaissants envers John Little de nous permettre de partager ses toiles et ses propres mots avec son public. Nous ne pouvons qu'espérer avoir rendu justice, à la fois à l'homme et à sa carrière de peintre.
John Little, Gertrude Klinkhoff, Alan Klinkhoff et Lorraine Little
Il a eu la gentillesse de nous envoyer une charmante photographie, que je ne me souviens pas avoir vue auparavant, qui nous représente, John, Maman, moi (arborant à la fois une moustache et une chevelure bien fournie), ainsi qu'une Lorraine Little toute souriante. En raison de sa modestie et de son désir de préserver sa vie privée, il n'a brisé le silence que trois fois au cours de son entière carrière. Deux fois en 1961, puis une fois en 1994, il a offert au public un aperçu de ses pensées, en paroles, en complément à ce qu'expriment ses toiles par elles-mêmes.
« Si nous démolissons tous nos vieux immeubles et quartiers, nous allons devenir un peuple sans passé. » Voilà comment s'exprime l'artiste montréalais nommé John Little, au sujet de la beauté vieillissante des rues et des maisons qui sont toujours les premières à tomber sous les marteaux de démolition. Little émet publiquement cette critique en 1961, dans la revuew Maclean's, à l'apogée d'une populaire politique de bulldozer, adoptée en matière de ce qu'on nous vendait alors comme de la « rénovation urbaine » et du réaménagement du territoire dans les zones urbaines. « J'ai pour devise qu'un vieux bâtiment n'a besoin que d'une nouvelle plomberie [ ...] Je ne veux pas dire qu'il faut préserver absolument tout, mais il y a tellement de choses qui méritent d'être préservées dans cette ville [... ] » (Newlands).
En janvier 1961, il déclare de même à Peter Desbarats, du Montreal Gazette, « Avec toutes ces tristes espaces de stationnement, Montréal a l'air d'une jolie femme à qui il manquerait la moitié des dents » (Desbarats).
Pour ceux qui ne suivraient pas ces questins urbaines, ou qui sont trop jeunes pour s'en souvenir, mentionnons que 1961 est aussi l'année ou l'auteure, journaliste et activiste américaine Jane Jacob publie son livre phare, Déclin et survie des grandes villes américaines, où elle critique les théories populaires de l'époque en matière d'urbanisme. « [...] des idées neuves doivent obligatoirement prendre naissance dans un immeuble ancien », écrit-elle. « Des idées éprouvées peuvent parfois s'épanouir dans le cadre d'un immeuble neuf, des idées neuves doivent obligatoirement prendre naissance dans un immeuble ancien ». Il a fallu plus de quinze ans pour que les autorités commencent à évaluer ce qu'ils étaient en train de faire, et encore davantage pour admettre qu'ils avaient été fous de permettre toute cette destruction et cette démolition, pour ensuite chercher d'autres solutions. De son côté, l'artiste John Little avait entrepris, dès le début des années 1950, la chronique et la préservation de l'histoire de quartiers choisis; souvent des lieux sans prétention, qu'il dessinait puis recréait en peinture.
John Little, Faubourg à M'Lasse, Dorion Street, 1965, huile sur toile, 61 x 76.2 cm, Collection privée, Québec.
Bien que les tableaux de Little soient particulièrement appréciés pour leurs qualités picturales, ils représentent beaucoup, beaucoup plus que cela. En jetant un coup d'oeil rapide à sa scène de hockey de ruelle dans Faubourg à M'Lasse, Dorion Street (1965), nombreux sont ceux qui feraient l'éloge du bonheur visuel qu'elle suscite. Quel plaisir s'en dégage! Toutefois, derrière ce tableau se cache l'histoire de ce quartier, très précisement, qui a été rasé suivant un ordre d'expropriation, entraînant l'expulsion de 5000 citoyens et la démolition de 12 épiceries, de 13 restaurants et d'une vingtaine de manufactures. Cette peinture se charge donc d'une tout autre dimension. Voilà une caractéristique distinctive de son oeuvre, dont Little n'a pratiquement jamais parlé, sinon au moyen de ses toiles. Nous pouvons donc aujourd'hui apprécier l'essence même du Faubourg à m'lasse par l'intermédiaire de trois tableaux majeurs de l'exposition, dans lesquels Little lui rend hommage. Grâce à Little, le quartier et son précieux héritage font partie à jamais de « l'album de famille ».
Exceptionnellement, en 1994, devant l'insistance d'un responsable officiel du programme culturel canadien, John Little accepte de parler de la représentation de Montréal dans les arts, c'est-à-dire en peinture au Musée des beaux-arts de Montréal. John accepte, mais à la condition que je sois son porte-parole!
C'était pour moi un énorme privilège et une très grande responsabilité. Toute ma vie j'ai connu John Little; c'est un homme modeste et effacé, qui vit selon le principe que, si quelqu'un veut vraiment être ennuyeux, il n'a qu'à parler de lui-même. Sur le plan social, il tient à sa vie privée et cache une certaine témérité, tout en se montrant une parangon d'humilité. Il préfère s'entretenir, avec ses amis et ses admirateurs, d'histoires légendaires d'équipes, de parties et de joueurs de baseball ou de hockey, de boxeurs, de lutteurs, de musiciens de jazz et de ses souvenirs des clubs de jazz de Montréal, surtour des années 1950 et du début des années 1960. J'ai donc accepté l'honneur de parler en son nom, mais à la condition qu'il m'accorde avec Lorraine, avec qui il forme une équipe indissociable depuis leur mariage en 1952, un certain nombre d'entrevues, un matin par semaine durant quelques semaines.
La transcription de nos entretiens, appuyée par le reportage photo de Maclean's, en 1961, en plus des notes qu'il faisait parfois au verso des tableaux, et des correspondances occasionnelles, tout cela conjugué à notre vaste expérience des toiles de Little, révèlent un artiste d'une envergure qui n'avait pas encore été pleinement mesurée à ce jour.
Le présent essai, ainsi que cette exposition hommage à Little, ont pour but de présenter l'artiste d'une manière que celui-ci, pour préserver sa vie privée, avait constamment repoussée et même interdite. Le dévoilement de l'art de Little, non seulement par ses oeuvres mais aussi par son propre discours, jettera une lumière sur une dimensions que plusieurs collectionneurs et étudiants en art canadien, y compris les conservateurs de musées, n'avaient pas encore appréciée. Nous estimons que l'un ou l'autre des musées nationaux devrait bientôt entreprendre une étude de l'art urbain d'après-guerre au Canada. Dans la mesure où la carrière de Little s'étend sur 65 ans, notre exposition ne peut montrer qu'une sélection restreinte de l'oeuvre de l'artiste. Toutefois, grâce à l'information de première main présentée ici, en accompagnement des toiles de l'exposition, nous espérons susciter l'intérêt des chercheurs en art canadien pour continuer l'étude de l'oeuvre de John Little, d'une manière beaucoup plus poussée que ne peuvent le faire de petites galeries commerciales. Nous sommes certains que leurs conclusions placeront Little au premier rang des artistes canadiens de sa génération.
Puisque Little a principalement préservé en peinture le patrimoine bâti de Montréal, et composé en partie « l'album de famille » de la ville, il est tout à fait pertinent pour nous d'offrir ce portrait de l'oeuvre de Little à l'occasion du 375e anniversaire de la ville de Montréal.
En raison des contraintes d'espace, seulement certains des tableaux seront exposés dans nos deux galeries de Montréal et de Toronto, tandis que d'autres seront présentés à un seul endroit. Toutes les toiles de l'exposition, cependant peuvent être vues en ligne, au www.klinkhoff.ca.
La Galerie Alan Klinkhoff est fière de présenter Hommage à John Little. La vie urbaine, de 1951 à nos jours.