Bloguele Juillet 28, 2020

Claude Le Sauteur – 12 univers d’humour

Qu’un festival de l’humour populaire n’ait pas un, mais deux artistes emblématiques liés à son ADN peut sembler étonnant, mais c’est effectivement le cas de Juste pour rire, événement phare montréalais au rayonnement international. 

 

Le premier fut feu le coloré Vittorio Fiorucci, espiègle créateur du petit diable vert Victor – symbole par excellence de ce festival du rire – qu’il a façonné à sa propre image débridée. 

 

Le deuxième, aux antipodes de Vittorio, est peut-être moins connu dans la légende de Juste pour rire, mais il compte tout autant dans l’héritage de l’événement : il s’agit d’un gentilhomme campagnard fumeur de pipe du nom de Claude Le Sauteur. Bien que son lien avec Juste pour rire ne soit pas de notoriété aussi publique que celui de Vittorio, son incursion dans le monde de l’humour a donné lieu à une merveilleuse série de peintures à l’huile qui ont contribué à relever le profil de l’événement, de « festival de rue » aux hautes sphères des « arts et de la culture ».

 

Mais d’abord, un peu de contexte.

 

L’humour, malheureusement, est peut-être la moins respectée de toutes les formes d’art (je serais tenté de dire « après le mime », mais la plupart des gens considèrent le mime comme une forme d’humour, ce qui abaisse encore plus le niveau de respect). Dans le monde de l’art, l’humour s’apparente au voisin un peu niais, celui qui vous fait bien rigoler, avec qui vous iriez voir un film ou à qui vous demanderiez de promener votre chien, mais pas celui que vous épouseriez… et encore MOINS celui avec qui vous auriez des enfants.  

 

En dépit – ou peut-être à cause – de cet état de fait, Juste pour rire a dû batailler pour devenir un chef de file mondial à plusieurs égards. D’abord, compte tenu de ses origines montréalaises, le festival a la chance d’être bilingue, une particularité qui a automatiquement amplifié sa portée dès son lancement en 1982 comme premier événement au monde consacré à l’humour. Mais « l’avantage du précurseur » ne demeure avantageux que pour celui qui continue d’évoluer, en particulier dans un monde où chaque ville et sa banlieue semblent aujourd’hui accueillir un festival de l’humour. Grâce à un effort concerté pour élargir les frontières de l’humour au-delà du traditionnel stand-up – afin d’englober l’improvisation, le théâtre, les comédies musicales à grand déploiement, la danse, la littérature, le cinéma, la musique classique et pop, l’art moderne, les conférences de l’industrie, les variétés et surtout les gags non verbaux –, Juste pour rire s’est propulsé au rang de plus important festival de l’humour sur la planète, et demeure à ce jour insurpassé.  

 

Mais faisons une mise au point sémantique. Vu sa fréquentation exceptionnelle (deux millions de visiteurs par année uniquement à domicile), son rayonnement sans précédent (événements transmis par satellite à Toronto et en Australie, tournées, émissions de télé et présence en ligne partout), Juste pour rire s’est défait de son appellation limitative de « festival de l’humour ». Aujourd’hui, on place volontiers l’événement au même niveau que d’autres manifestations artistiques et culturelles comme Edinburgh Fringe, Burning Man, South By Southwest, Art Basel, Donauinselfest et Coachella en termes d’importance, d’influence et de prestige.

 

Ah! le prestige! Voilà une bonne façon de revenir à Claude Le Sauteur.

 

Juste pour rire a connu une année charnière en 1988. Cette année-là, le festival a signé une entente sans précédent avec la chaîne de télé HBO, et l’émission spéciale d’une heure avec John Candy concoctée pour le géant de la câblodistribution a été le premier événement de divertissement non sportif à être diffusé en direct aux États-Unis. À peu près au même moment, loin de toute cette agitation, Claude Le Sauteur commençait à discuter tranquillement avec le fondateur du festival, Gilbert Rozon, d’une éventuelle collaboration dans un registre culturel complètement différent, plus subtil.  

 

Dans un premier temps, Le Sauteur a été chargé de créer des images s’articulant autour de la mascotte Victor pour l’affiche promotionnelle annuelle du festival, mais à mesure que le dialogue entre les deux hommes progressait, notamment autour du livre « Le Rire », de Rozon (qui explicite les 12 aspects – ou « univers » – de l’humour), une œuvre maîtresse commençait à germer dans l’esprit de l’artiste.

 

Rozon, un amateur d’art dont l’impressionnante collection ornait non seulement son domicile, mais également le siège social de Juste pour rire, a donné carte blanche à Le Sauteur pour qu’il crée une série de peintures à l’huile de 91 x 61 cm inspirées de son livre. Le Sauteur a pu donner libre cours à son imagination pour créer son propre univers comique, une « famille » de douze tableaux dans le style immédiatement reconnaissable de l’artiste : des néo-collages aux formes imbriquées et aux couleurs explosives, doublés d’un sens de la comédie inné et d’une audace certaine.

 

Les œuvres ont été exposées pendant des années dans l’espace de réunion/bureau de Rozon au troisième étage, où les teintes accrocheuses et les images audacieuses et tordues de Le Sauteur ont rempli un double rôle pour ceux d'entre nous qui s'y réunissaient : nous remonter le moral quand les temps étaient durs et alimenter notre enthousiasme quand tout allait merveilleusement bien. Je revois encore le poulet en uniforme de policier (« La Satire »), le bouffon qui fait un pied de nez à la société (« Le cynisme ») et les lèvres rouges surdimensionnées d’une femme dont j’ai toujours pensé qu’elle ressemblait à la reine Élisabeth (« Le ridicule »).

 

Mes tableaux préférés, cependant, demeurent ceux qui incarnent les éléments « extérieurs » de l’humour : le personnage qui gonfle un ballon en forme de sein dans « Le scabreux », celui qui se suicide avec le sourire dans « L’humour noir »et l’idiot qui crie de douleur après s’être assis sur une punaise dans « La farce ». Certains ont dit que ces œuvres étaient « un peu limite » et de mauvais goût (en particulier ce malheureux avec la corde autour du cou), mais cela me fait les aimer encore plus. Comme toute forme d’humour qui se respecte, le grand art doit provoquer; sans provocation, l’art est une série d’éclaboussures abstraites, de ruisseaux aussi bucoliques qu’ennuyeux et de natures mortes sans intérêt... des représentations aussi stimulantes que peuvent l’être les blagues vaseuses et plates sur la différence entre un chat et un chien.  

 

En matière de provocation, Le Sauteur peut dire « mission accomplie ».

 

Mais plus que de l’indignation, la principale émotion que ses 12 univers provoquent est l’appréciation. En effet, ses originaux ont rapidement été publiés par Juste pour rire dans le cadre d’une édition limitée de sérigraphies signées, distribuées pendant des années comme cadeaux très appréciés à des commanditaires, artistes du festival, dignitaires gouvernementaux et personnalités de marque de l’industrie. Je dis « très appréciés », car parmi les personnes qui ont eu la chance de recevoir une de ces œuvres, nombreuses sont celles qui nous ont contactés pour s’enquérir de la disponibilité des autres tableaux afin de compléter leur collection et de ne pas briser la famille. (P.S. Si vous avez reçu une œuvre et qu’elle était encadrée au lieu d’être simplement emballée dans du papier kraft et un carton protecteur, c’est que Juste pour rire vous tenait particulièrement en estime.) 

 

Une petite anecdote pour terminer. Chaque année, à Juste pour rire, nous organisons une réunion stratégique générale qui s’échelonne sur plusieurs jours afin de planifier les prochaines étapes. Lors de l’une de ces assemblées, nous avons passé toute une journée à plancher sur la création d’un nouvel énoncé de mission. Après des heures et des heures de frustration, à gribouiller des milliers de mots pêle-mêle sur des dizaines de feuilles d’un tableau de conférence géant (exemple : « Nous sommes une entreprise multinationale engagée dans de nombreuses activités de large portée visant à promouvoir une meilleure compréhension de l’humanité et de l’esprit de fraternité par une foule de styles d’humour diversifiés »), un participant plus lucide s’est levé pour dire :

 

« C’est mauvais. Trop long. Trop alambiqué. Personne ne va s’en souvenir. Notre mission est simple. Elle tient en quatre mots : Rendre les gens heureux. »

 

Nous y avons réfléchi, puis nous avons souri. « Rendre les gens heureux ». Cela correspondait parfaitement à chacun de nous, et à tout ce que nous faisons. Que vous soyez acheteur de billet, commanditaire, subventionnaire du gouvernement, artiste, partenaire médiatique, employé ou qui que ce soit d’autre, si nous vous avons rendu heureux, c’est que nous avons fait notre travail… et rempli notre mission.

 

Maintenant, jetez un coup d’œil sur les 12 univers de Le Sauteur. Voilà un exemple d’œuvres d’art inspirées, dynamiques et complexes…même quand elles dérangent. Fier legs d’un géant de l’art d’ici, cette série représente le point de rencontre entre deux des plus grandes institutions culturelles du Québec.  

 

Mais surtout, elles rendent les gens heureux. 

 

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De 1985 à 2015, Andy Nulman a été responsable d’une ou deux fonctions de création et de gestion importantes dans la formation, la croissance et le développement de Just for Laughs. Encore aujourd’hui, les gens lui demandent des recommandations de spectacles et des billets. Certains offrent même de le payer. P.S. C’est de l’auto-dévalorisation, ou le « 13e univers de l’humour ».

 

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