Une toile rare et magistrale signée Clarence Gagnon est offerte par la galerie Alan Klinkhoff
[...] l'incomparable clarté émanant de la réverbération du sol et des masses éclatantes des feuillages.
Clarence Alphonse Gagnon (1881-1942), Première neige, Baie-Saint-Paul, vers 1922, huile sur toile, 50,8 x 66 cm (20 x 24 po)signé « Clarence A. Gagnon » au recto, coin gauche inférieur
Provenance: Ex. Coll. Madame Lucile Rodier Gagnon ;Watson Art Galleries, Montréal;
Galerie Walter Klinkhoff, Montreal, intitulée "First Snow, Baie St. Paul, ca. 1910";Succession de la famille.
Exposition: Montréal, Galerie Walter Klinkhoff, Clarence Gagnon R.C.A. / Loan Exhibition, septembre 1975, no 4.
En juin 1919, Clarence Gagnon était de retour au Canada après avoir acquis une notoriété enviable comme peintre et graveur en France. L'artiste qui approchait la quarantaine n'était pas pressé de retourner dans la Ville lumière où il avait vécu les quinze années précédentes. Il s'accorda le temps de vivre les saisons dans son Charlevoix bienaimé, au creux des montagnes laurentiennes, loin de l'agitation de Paris. Ce quatrième séjour s'étira jusqu'en décembre 1924, s'avérant le plus long et le dernier avant son retour définitif au pays en 1936.
Un vent régénérateur souffla sur ces cinq années de bonheur et de travail intense. Gagnon s'installa de façon permanente à Baie-Saint-Paul avec sa jeune épouse Lucile Rodier. Il développa alors des projets de collaboration avec les artisans du village, dans la foulée du mouvement Art and Crafts. Il mit au point ses propres couleurs à partir de pigments broyés; recherches qui furent couronnées en 1923 par le prix Trevor du Salmagundi Club de New York, pour la vivacité et la pureté chromatique de sa petite composition L'Hiver dans les Laurentides / Winter in the Laurentians, Quebec, 1922 (coll. particulière). Son approche du paysage évolua vers une stabilité décorative qui privilégia les jeux d'arabesques sur des surfaces lisses, tout en opposant les couleurs chaudes aux couleurs froides. Pas loin d'une trentaine d'expositions présentèrent ses nouvelles scènes rustiques avant qu'il ne retourne à Paris à la fin de 1924. Élu membre de l'Académie royale des arts du Canada en 1921, il fut invité à exposer et à prendre part à la préparation des deux éditions de la présentation canadienne à l'Exposition de l'Empire britannique au parc Wembley, à Londres, en 1924 et 1925, parrainées par la Galerie nationale du Canada.
Sans doute, le tableau Première neige, Baie-Saint-Paul se rapporte-t-il à ce quatrième séjour au Canada. Comme Gagnon n'a pas cultivé l'habitude rigoureuse de dater et d'intituler ses œuvres, il n'est pas étonnant que ce paysage hivernal, signé par l'artiste, soit dépourvu d'indices pouvant mener à une datation plus exacte [1]. D'autant plus que le tableau demeura en marge de toute diffusion publique durant la vie et suivant le décès de l'artiste. Longtemps conservé dans une collection particulière [2], il fit son apparition en septembre 1975, sous le titre qu'on lui connaît aujourd'hui, à la Galerie Walter Klinkhoff à Montréal [3]. Y étaient alors réunis 69 tableaux et pochades de Clarence Gagnon, provenant toutes, à l'exception de trois, de collections particulières [4]. L'exposition riche en découvertes comportait une autre composition au titre similaire, Première neige dans les montagnes. Notons que la présence de deux compositions sur le thème de la première chute de neige est en soi exceptionnelle. Si l'on se fie au répertoire des œuvres de Gagnon exposées depuis le début du siècle dernier, aucun titre ne mentionne ce sujet [5]. Ce ne fut qu'au tournant des années 1930 que Gagnon en donna une belle description dans une de ses illustrations du roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine: la vignette en tête du 8e chapitre mariait, en effet, la mince couverture blanche d'une neige d'octobre aux taches jaunes et rouges de mille nuances des bouleaux, des trembles, des aunes et des merisiers [6].
Lors de ses nombreuses excursions en Charlevoix, muni de son attirail de peintre et chaussé de ses skis, Gagnon exécutait des pochades sur le motif. Quand ces dernières ne servaient pas de modèle aux tableaux, elles étaient écoulées par les marchands de Gagnon auprès des collectionneurs qui en étaient très friands. Vraisemblablement, Gagnon sauta-t-il l'étape de l'esquisse peinte lorsqu'il exécuta le tableau de la collection Bloom. Car c'est plutôt en reportant scrupuleusement la composition d'un autre tableau qu'il conçut son paysage de première neige. Aujourd'hui conservé dans les collections du Musée des beaux-arts de l'Ontario [MBAO], le flamboyant paysage d'automne intitulé Village solitaire sur le Saint-Laurent, peint en 1922 (ill.), avait d'abord porté le titre Été indien, période de temps ensoleillé et radouci qui suit les premières gelées de l'automne juste avant l'hiver. Après quelques expositions, l'œuvre fit son entrée à l'Art Gallery of Toronto (aujourd'hui Musée des beaux-arts de l'Ontario), en 1926, sous le titre qu'on lui connaît actuellement [7]. Par la suite, le musée ontarien assura sa diffusion dans les expositions rétrospectives et dans les ouvrages monographiques consacrés à l'artiste.
À l'effet saisissant de la lumière franche et contrastée de l'été indien, Gagnon substitua, dans sa scène de première neige, l'incomparable clarté émanant de la réverbération du sol et des masses éclatantes des feuillages. Pour décrire cette journée singulière où l'hiver s'annonce avant que les feuilles aient perdu leurs plus vifs coloris, le peintre privilégia la douceur d'une palette aux tons pastels et un traitement plus libre pour retranscrire certains motifs. Ainsi, si elles avaient été réunies, les deux versions au format identique auraient pu constituer une paire mettant à l'honneur la splendeur du mois d'octobre et de ses phénomènes météorologiques uniques. Or, Gagnon a-t-il vraiment jamais eu l'idée de l'idée de diffuser les deux œuvres en paire? À l'évidence, le peintre préféra ne pas réitérer publiquement le célèbre cas des versions automnale et hivernale de La Croix de chemin présentées respectivement, en 1916 et 1917, dans les expositions annuelles de la RCA et de l'AAM à Montréal [8]. Quoiqu'il en soit, Première neige, Baie-Saint-Paul connût un parcours qui défia l'assimilation des deux oeuvres, tout au moins jusqu'à aujourd'hui.
Illustration
Clarence Gagnon, Village solitaire sur le Saint-Laurent, 1922, huile sur toile, 51,1 x 66,4 cm, Art Gallery of Ontario, Toronto, don du Fonds canadien Reuben and Kate Leonard, 1926 (838).
Notes
1. Malgré l'indication « ca. 1910 » sur l'étiquette de la Galerie Walter Klinkhoff au verso de l'encadrement.
2. Au verso de l'encadrement, une étiquette endommagée de la Watson Art Galleries de Montréal indique que Première neige, Baie-Saint-Paul provenait de la collection de « Madame Gagnon ». Puis, elle devint la propriété de la collectionneuse et philanthrope Madame Adele Bloom de Westmount, active dans le milieu des arts montréalais pendant de nombreuses années, notamment comme guide-bénévole au Musée des beaux-arts de Montréal.
3. Au verso, une étiquette de la Galerie Walter Klinkhoff mentionne que l'œuvre portait le no 4 dans l'exposition.
4. Les trois oeuvres avaient été prêtées par le Musée du Québec (aujourd'hui le Musée national des beaux-arts du Québec).
5. À l'exception de First Snow in Norway, pochade réalisée entre 1929 et 1936 et présentée dans la Memorial Exhibition à l'Arts Club of Montreal, en février 1943. Voir la « Liste sélective des expositions » dans Hélène Sicotte et Michèle Grandbois, Clarence Gagnon: rêver le paysage (cat. d'exposition), Québec/Montréal, Musée national des beaux-arts du Québec/Les Éditions de l'Homme, 2006, p. 392-409.
6. Le titre fait écho aux premières lignes du 8e chapitre décrivant Maria un matin d'octobre qui vit en se levant « la première neige descendre du ciel en innombrables flocons paresseux. » La vignette - voir le monotype conservé à la Collection McMichael d’art canadien (1969.4.28) - présente un paysage de rivière qui n'a en commun avec Première neige, Baie-Saint-Paul que la présence d'arbres feuillus aux couleurs rougeoyantes dans un décor enneigé.
7. Voir le no 89 du catalogue de l'exposition Clarence Gagnon: rêver le paysage, p. 352. La pochade Laurentian Homestead, Baie St. Paul, exécutée en 1920, a servi de modèle au tableau du MBAO.
8. La Croix de chemin à l'automne, 1916, huile sur toile, 56 x 74,5 cm. Collection du Musée des beaux-arts du Canada, acheté en 1916 (1367); La Croix de chemin en hiver, 1916 ou 1917, huile sur toile, 71,1 x 94 cm. La Collection Thomson (PC0144).