Kathleen Moir Morris
L'art et l'artiste. Deux entités indissociables quoique distinctes, deux entités séparables mais qui ne font qu'un… la plus symbiotique de toutes les relations et, aussi, la plus mystérieuse. L'étude de l'art suscite une envie irrésistible de soulever le voile et de surprendre l'artiste au travail, entouré de ses muses, le pinceau à la main. Mais que se passerait-il si ces sources d'inspiration se révélaient être des démons et le processus de création, un combat déchirant? Cela nous dérangerait-il? Cela changerait-il notre façon de percevoir l'art? Peut-être que oui, peut-être que non, mais chose certaine, l'œuvre de Kathleen Moir Morris se situe quelque part à mi-chemin entre ces deux scénarios mythiques, en plus d'être un exemple de courage et de persévérance devant l'adversité.
Dans le cas de Kathleen Moir Morris, le fait de se renseigner sur l'artiste constitue un excellent moyen d'apprécier davantage l'ensemble de son œuvre, même si très peu de choses ont été écrites à son sujet; c'est dans ses toiles paisibles que l'on retrouve la véritable nature de l'artiste, dans ses tableaux qui sont très difficiles à trouver de nos jours, les collectionneurs ne s'en défaisant à peu près jamais. La valeur de ses œuvres est plus de nature émotionnelle qu'économique parce qu'elles sont imprégnées du génie et de l'esprit de l'artiste.
Kathleen Moir Morris est surtout connue en tant que membre du Groupe du Beaver Hall de Montréal au sein duquel elle a tissé des liens serrés avec des femmes peintres qui avaient choisi de faire carrière dans les arts, décision qui était plutôt audacieuse à une époque où les carrières artistiques étaient principalement le lot des hommes. Elle a partagé sa passion avec, entre autres, Nora Collyer, Emily Coonan, Prudence Heward, Mabel Lockerby, Mabel May, Lilias Torrance Newton, Sarah Robertson, Anne Savage et Ethel Seath, et a étudié avec de grands artistes et professeurs comme William Brymner et Maurice Cullen.
Ces femmes, essentiellement ignorées par les historiens d'art, ont réalisé, ensemble, un nombre impressionnant d'œuvres remarquables, toutes aussi diverses et canadiennes qu'elles ne l'étaient. Elles étaient des contemporaines des membres du Groupe des Sept. Toutefois, contrairement aux membres du Groupe des Sept, dont les œuvres sont bien documentées, Morris et ses collègues ont dû relever de nombreux défis dont leurs confrères mâles n'avaient pas à se soucier. D'ailleurs il s'agit là d'un sujet qui a déjà été abordé par Barbara Meadowcroft dans son ouvrage initiulé Painting Friends, The Beaver Hall Woman Painters (Véhicule Press, 1999).
L'histoire de Kathleen Morris dépasse largement le cadre de la simple lutte contre les mœurs de l'époque. Née avec un handicap physique, l'artiste souffrait d'un désordre congénital du système nerveux qui affectait son élocution et ses mouvements; cependant, plutôt que de succomber à son handicap, elle s'est épanouie au milieu de l'amour et de l'encouragement de sa famille et peignit, pour employer une expression populaire, avec tout son cœur. Son histoire n'est pas inhabituelle en soi. En effet, la peintre mexicaine Frida Kahlo a surmonté l'accident qui l'a rendu infirme en transformant cette expérience malheureuse en un « journal visuel » personnel plutôt brutal et saisissant, tandis que Toulouse-Lautrec traînait son corps meurtri dans les bas-fonds de Paris, cherchant dans ce demi-monde à la fois l'inspiration créatrice et l'oubli spirituel. Au lieu de se rebeller, Morris a plutôt décidé d'accepter son sort, et sa nature, compte tenu ses limites physiques, s'est développée au contact de l'art avec toute la joie et l'ardeur d'une personne normale. Elle était le quatrième enfant et la seule fille de Eliza Howard Bell et de Montague John Morris; selon tous ceux qui connaissaient bien la famille, Kathleen était la « prunelle des yeux » de sa mère. Celle-ci, prenant conscience du talent de sa fille pour le dessin, l'a d'abord inscrit à des cours de piano afin de l'aider à mieux coordonner ses mouvements. Ce soutien indéfectible de la famille Morris a été, sans l'ombre d'un doute, un facteur déterminant dans la carrière de l'artiste. Cet appui, que ce soit en raison de l'intelligence de Morris ou de son talent évident, s'est poursuivi tout au long de ses années de formation à la Société des arts de Montréal et, par la suite, durant sa vie entière.
Kathleen Morris avait le don de « toucher » les gens, laissant une impression impérissable à tous ceux et celles qu'elle rencontrait, acheteurs ou amis. Un de ceux-là était un natif de l'ouest de Montréal; il s'agit de Toller Cranston, patineur artistique international et artiste, que Morris a rencontré à plusieurs occasions. « Que ce soit vrai or non, raconte Cranston, je crois que Kathleen Morris, aux prises avec ses batailles physiques et artistiques, s'est rendue compte que nous étions sur la même longueur d'onde. Cela m'a insufflé de la force et de l'inspiration. Elle s'est intéressée à moi en tant qu'artiste, même si mon monde était l'antithèse du sien. Mon univers était mystique, noir, exotique, décoratif, fantastique et irréel, alors que le sien était marqué au coin de la vie rurale et de l'honnêteté de la nature. Chacune de ses œuvres a évolué au sein de cette sincérité. »
Voilà un bref propos dithyrambique merveilleusement formulé qui reflète bien à la fois l'artiste et la personne de même que les rapports entre les deux. Bien que Morris ait surtout peint des paysages et des scènes urbaines, ses œuvres ont été exécutées avec une intimité qu'elle a su transmettre avec ses coups de pinceau et qui évoque la douceur.
Son dialogue avec la nature nous fait penser à une autre grande artiste canadienne, Emily Carr, qui partageait avec Morris une indépendance d'esprit et une compréhension du monde animal. Toutes les deux ont passé de longues heures à faire des esquisses à l'extérieur de même qu'à écouter le chant des arbres et le murmure des nuages, solitaires mais jamais seules. Cependant, elles avaient toutes deux une personnalité très différente. Carr, bâtie et déterminée, fonçait dans les bois dans sa caravane-studio, alors que Morris, fragile et déformée, se battait avec ses pinceaux.
« Je ne pouvais pas beaucoup marcher, alors on me transportait en traîneau jusqu'à l'endroit où je voulais aller peindre », a déclaré Morris dans une entrevue accordée in 1976 à Wini Rider du journal The Gazette. « La neige était tellement épaisse que le seul endroit où je pouvais peindre était dans les traces laissées par le traîneau. Je portais un vieux manteau de fourrure avec un genre de tablier par-dessus et un chapeau de fourrure avec des oreillettes. J'aurais fait peur à tout ce qui aurait pu se présenter sur mon chemin » Cette entrevue a été accordée à l'occasion de l'exposition de Morris à la Galerie Walter Klinkhoff, un événement qui a profondément touché le public et l'artiste vieillissante. Même si elle a été grandement acclamée tout au long de sa carrière, Morris, à 82 ans, se sentait oubliée par le nouveau monde artistique. Les scènes bucoliques qu'elle avait l'habitude de peindre étaient devenues des photos-souvenirs d'une époque révolue - chariots tirés par des chevaux recouverts d'une couverture remplacés par des autobus, élégantes flèches d'église éclipsées par des tours d'habitation géométriques, etc. Quand on regarde les toiles de Morris, on ne peut s'empêcher d'en admirer la beauté et la sérénité.
Ce sont des œuvres d'une très grande importance exécutée avec toute l'assurance et le génie d'une artiste douée, des œuvres qui nous projettent littéralement dans l'univers de la pureté visuelle.
Les villes de Montréal, de Québec et d'Ottawa, y compris leurs environs, ont fourni une source d'inspiration infinie à l'artiste qui a d'ailleurs trouvé dans leur train-train quotidien une forme de rythme et de mélodie qui l'a guidée dans ses explorations artistiques. Depuis les tous premiers coups de pinceau plutôt nerveux et richement texturés de ses premières œuvres jusqu'aux traits délicats des couleurs et des lignes de ses derniers paysages, Morris a fait montre d'un style unique qui la distingue nettement de ses contemporains.
Son art peut se comparer aux œuvres des Nabi, un groupe de peintres principalement français qui était actif dans les années 1890 et dont les peintures ont été influencées par l'utilisation expressive de la couleur et du rythme de Gauguin. Tout comme eux, Morris transformait son environnement de manière intuitive, guidée davantage par la couleur qui l'emportait sur la forme. C'est cette approche inhabituelle, à l'époque, de rendre des paysages - les membres du Groupe des Sept étaient fascinés tout autant par la forme que par la lumière - qui donne encore aujourd'hui cette sensation de fraîcheur aux œuvres de Morris; elles vibrent de courage, tant personnel qu'artistique, et la placent dans la même catégorie que David Milne qui, lui aussi, s'est engagé sur une voie artistique résolument différente et créatrice grâce à sa propre introspection.
Pendant que Picasso donnait de nouvelles formes à l'art outre-mer, les toiles paisibles de Morris semblaient s'être arrêtées dans le temps, immobilisées pendant un instant sous forme d'oiseaux blottis en petits groupes sur une branche recouverte de neige et dans le vert foncé des arbres qui délimitent l'horizon. « J'aime peindre des animaux », avait l'habitude de dire Morris. « Je crois que les vaches sont belles mais qu'elles sont affreuses à peindre. Elles ont des bosses et des protubérances » Ces bosses deviennent des pâtes de blanc et de noir sur ses toiles que prennent peu à peu la forme de vaches pour devenir, une fois de plus, un intéressant jeu abstrait de lumières et d'ombres à mesure que nous nous éloignons des toiles.
Morris a peint des scènes urbaines avec un respect égal pour le sujet et pour les demandes de son métier. Ses longs coups de pinceau créent une série d'immeubles aux bords fluides qui chevauchent l'image comme si elle était enveloppée dans une « secousse invisible » qui vibre sous la peinture et qui forme la texture à mesure que les couleurs serpentent dans la toile. Elle peignait à partir d'esquisses dans lesquelles elle simplifiait les formes et appliquait la couleur en pâtés riches et épais. Quand elle transposait l'image sur une plus grande toile, Morris diluait la peinture et ajoutait plus de détails aux éléments architecturaux; mais à la fin, ses œuvres demeuraient fluides, comme si elles étaient toujours à en devenir.
À propos de son exposition solo en 1939, le critique d'art Robert Ayre a écrit qu'il trouvait que son approche manquait de courage. « J'ai l'impression qu'elle s'arrête trop tôt et qu'elle ne va pas assez loin » C'est peut-être cette réticence qui rend les toiles de Morris aussi chères aux yeux de ceux qui les admirent. Ses œuvres se situent entre le réel et l'irréel, ce qui permet à l'œil de compléter l'image et de regarder dans le cœur de l'artiste. Morris a peint comme elle était, sans prétention, mais de façon très présente. Ses sujets reflètent son association avec tout ce qui l'entourait et son appréciation de la vie simple. Elle aimait aussi beaucoup le monde animal et faisait connaître ses positions en public, comme elle l'a fait quand elle a écrit aux médias pour s'opposer à la chasse annuelle aux phoques.
C'est peut-être cette combinaison d'émotionnel et de visuel qui rend les œuvres de Kathleen Moir Morris si agréables à l'œil. En dépit de sa délicate constitution, elle peignait avec beaucoup de discipline et de force et a laissé derrière elle un impressionnant héritage artistique et personnel. Préférant se tenir loin de la foule agitée, Morris a su faire son chemin dans l'histoire de l'art et dans le cœur de toute personne qui cherche à soulever le voile pour mieux comprendre l'artiste.
Source: Catalogue de l'exposition rétrospective Kathleen Morris, Galerie Walter Klinkhoff (2003).
© Galerie Walter Klinkhoff Inc.