Bloguele Avril 1, 2002

Emily Carr, Parler avec la Nature

Tout aussi difficile qu’il soit de définir ce qu’est un Canadien, il est peut-être encore moins facile de déterminer ce que l’on entend par l’art canadien. En effet, plus que dans toute autre culture, les artistes canadiens ont dû s’inspirer de la nature mouvementée et accidentée qui les entourait pour réaliser leurs œuvres, ce qui leur a demandé de recourir à un traitement visuel d’un genre tout à fait différent et ce qui, éventuellement, a donné naissance à une terminologie visuelle à nulle autre pareille. Les paysages, selon Lawren Harris du Groupe des Sept, constituaient un élément essentiel pour tout peintre canadien; séparés de l’Europe et de l’influence des divers mouvements artistiques qui y florissaient, ces artistes canadiens faisaient figure de véritables pionniers qui découvraient et établissaient leur propre vision de l’art et qui, ce faisant, se définissaient eux-mêmes.

 

Contrairement aux artistes européens, les peintres canadiens avaient peu d’expérience à partager, peu de points de départ en commun et peu de matières éprouvées. C’est donc avec les yeux et l’esprit grand ouverts qu’ils ont créé un nouveau jeu d’outils visuels qui a servi de fondation à de nombreuses générations à venir.

 

Personne, sans doute, ne symbolise mieux cet esprit de pionnier qu’Emily Carr. C’est une artiste solitaire dont l’existence excentrique pourrait la faire entrer dans la légende. Cependant, limiter Carr à un simple symbole ne saurait rendre justice à cette grande artiste car il s’agit d’un être farouchement indépendant dont l’œuvre transcende les notions de temps, de sexe et de la fabrication de l’imagerie nationale.

 

À l’image des peintres du Groupe des Sept, Carr a laissé en héritage une œuvre d’une valeur tout autant nationale qu’artistique, une œuvre tout aussi canadienne que la nature qui l’a inspirée et qui l’a toujours animée. Un grand sentiment d’isolement se dégage de l’ensemble de son œuvre tout comme la solitude qui a marqué sa vie. Il serait facile d’affirmer que Carr a trouvé refuge dans la peinture ou dans l’écriture, mais il ne faut pas perdre de vue que cette solitude était également pour elle une grande source de souffrance.

 

Comme c’est peut-être le cas pour la plupart d’entre nous, Carr a été victime de sa propre personnalité, mais contrairement à bon nombre d’entre nous, elle a fait face à ses démons avec un courage et un humour désarmants. « Je suis née au cours d’une tempête de décembre, signe annonciateur que ma vie ne serait peut-être pas comme celle des autres. Le vent soufflait et les arbres gémissaient. Tout au long de ma vie, la tempête ne s’est jamais vraiment calmée. J’ai toujours eu à me battre dans la vie », écrit Carr dans son journal. Elle est née le 13 décembre 1871, à Victoria, en Colombie-Britannique, et a été élevée dans un environnement confortable, quoique strict. Rebelle dans l’âme avec un esprit débridé, elle avait peu en commun avec ses sœurs qui s’intéressaient aux « choses de jeunes filles » et avec son frère à la santé fragile; toute sa vie, elle a refusé de se conformer aux mœurs victoriennes que sa famille et la société d’alors cherchaient à lui imposer.

 

Carr a commencé à dessiner très jeune. Son premier dessin, très révélateur, avait pour objet le chien de famille et témoignait déjà de son attirance et de son intérêt pour la nature.

 

Sa formation artistique initiale n’a pas vraiment joué un rôle déterminant dans le développement de son style, du moins pas avant qu’elle ne se rende à Paris en 1910 et qu’elle ne s’éprenne du post-impressionnisme.

 

Mais bien avant que l’expression artistique ne devienne au centre de son œuvre, Carr avait découvert la riche et immense culture des autochtones de la côte Ouest à laquelle elle s’est toujours consacrée par la suite.

 

La fascination de Carr pour cette culture a commencé lors d’une visite à Ucluelet en 1898, une réserve amérindienne sur l’Île de Vancouver, visite qui a marqué le début de son engagement pour la vie pour cette forme d’art en voie de disparition. Pendant qu’elle était à Ucluelet, Carr est tombée amoureuse avec le côté mystérieux et majestueux des totems, ce qui l’a amenée à s’engager dans un ambitieux projet visant à documenter et à préserver cette forme d’art avant que la commercialisation, du moins c’est ce qu’elle croyait, ne vienne mettre un terme à cette forme d’expression particulièrement riche et tout à fait unique.

 

Carr faisait des esquisses sur place, campant les mâts totémiques dans leur emplacement original, dans « leur propre réalité », parfaitement consciente de leur importance culturelle.

 

Mais l’intérêt de Carr pour la culture autochtone allait beaucoup plus loin. Souvent incomprise et toujours rebelle, Carr trouvait qu’elle avait beaucoup en commun avec les autochtones… « une sympathie et une sincérité qu’elle avait toujours recherchées ». Elle a vécu ses meilleurs moments au cours de visites dans les villages de pêche amérindiens où elle avait été surnommée « Klee Wyck », celle qui sourit, par les autochtones. Ce sobriquet a d’ailleurs servi de titre à son premier ouvrage qui lui a valu le prix du Gouverneur-général (littérature), en 1941.

 

Quand elle ne peignait pas, Carr gagnait sa vie comme professeur et, pendant une brève période, comme dessinatrice-caricaturiste. En 1910, elle partit étudier l’art en France. Sous les auspices de professeurs comme Frances Hodgkins, elle a été encouragée à pousser plus loin l’étude de son sujet de prédilection; en effet, les totems qu’elle a peints au cours de cette période sont magnifiquement caractérisés par une influence post-impressionniste. Pour la première fois peut-être, Carr peint des totems qui ne sont pas simplement considérés comme remarquables mais encore comme de véritables œuvres d’art.

 

Carr est ensuite revenue à Vancouver pour y préparer une exposition de quelque 200 œuvres dans le but de sensibiliser le public à une culture « mourante ». Que ce soit en raison d’une période économique difficile ou d’une marque d’intérêt pour la vision artistique de Carr (certains critiques trouvaient ses œuvres trop colorées), les toiles ne se vendirent pas comme l’artiste l’aurait espéré. Déçue et désillusionnée, elle abandonna la peinture et chercha une autre source de revenu. Avec de l’argent reçu en héritage, Carr acheta une petite maison avec des chambres à louer, passant du même coup à contre cœur d’artiste à propriétaire-logeuse.

 

Dans sa nouvelle maison qu’elle avait baptisée « House of all Sorts », Carr n’était pas du tout heureuse. Elle se réfugiait souvent dans le grenier où elle peignit deux gigantesques aigles aux ailes déployées qui s’étendaient sur tout le plafond. Seule avec ses « puissants symboles amérindiens » qui lui parlaient haut et fort comme ses amis autochtones lui disaient, Carr attendait l’événement qui allait changer sa vie, qui allait la libérer.

 

Cet événement se produisit en 1927. Il s’agit de l’exposition de la Canadian West Coast Art, organisée par Eric Brown, directeur de la Galerie nationale, et par le folkloriste, Marius Barbeau. Dans un éclair de génie, ils ont décidé d’inviter Carr à y participer et ce sont les œuvres de l’artiste qui ont entièrement dominé l’exposition.

 

C’est en marge de cette exposition que Carr a rencontré pour la première fois à Ottawa les membres du Groupe des Sept. Cette rencontre a été comme une « explosion » qui a mis fin à son isolement et qui a fait disparaître à tout jamais la stagnation qui l’emprisonnait. Carr a découvert une affinité très particulière, voire quasi spirituelle, avec Lawren Harris, puis s’est intéressée à la poésie grâce à la puissance de l’art de ce remarquable artiste. «Quelque chose m’a parlé au plus profond de moi » écrit-elle, inspirée par les peintures fascinantes de Harris.

 

Stimulée par le soutien et par la reconnaissance de ses œuvres par ses pairs, et ce, pour la première fois peut-être, Carr s’est engagée dans la seconde phase de la peinture de l’art autochtone. Même si quelques-unes de ses réalisations commençaient à ressembler à celles du Groupe des Sept, ce n’était pas du tout son objectif. Bien au contraire, elle voulait surtout peindre la côte Ouest avec la même ardeur qui caractérisait les images du nord de l‘Ontario peintes par ses amis artistes.

 

« Je n’étais pas prête pour la peinture abstraite. Je me suis accrochée à la terre, à ses formes, à ses herbages, à ses feuillages et à ses fluides. Je voulais peinturer la Terre et je voulais l’entendre vibrer. Je m’intéressais vivement aux idées de Lawren Harris sur la peinture abstraite, mais je n’étais pas encore prête à les faire miennes (sic). » Oui, elle voulait être une des leurs, mais les étiquettes n’ont jamais vraiment bien collé à la nature de Carr, encore moins celle de féministe. Ses buts étaient plus nobles, mais sur le plan de la création, Carr était dans une impasse. La peinture de mâts totémiques était devenue, selon l’expression même de son mentor Harris, comme « faire de l’art avec de l’art »; elle a donc décidé de suivre son conseil et de se mettre à peindre la nature.

 

Toujours indomptable, Carr s’est ensuite procuré une caravane qu’elle a baptisée affectueusement « l’Éléphant » et qu’elle a remplie de peintures et de pinceaux. Accompagnée de ses chiens, de ses chats, de ses oiseaux et de son cher singe javanais, Woo, elle trouvait refuge dans le bois puis en ressortait, comme par suite d’un moment d’illumination, avec des toiles d’une beauté et d’une intensité à en couper le souffle. Les cieux de Carr tourbillonnent et virevoltent, les plans de couleur se touchent et s’entrecroisent. Tout est harmonieux, tout est mouvement, tout est vivant; l’amateur s’en trouve bouche bée, tout comme elle sans doute quand elle admirait les peintures de Harris, de Jackson, de Lismer et de Varley.

 

Puis, la vie s’est de nouveau mise de la partie en ralentissant Carr avec des problèmes cardiaques. Carr a donc diminué ses excursions de peinture pour consacrer davantage de temps à l’écriture. Il est intéressant de noter que bons nombres d’artistes dont la santé commence à décliner s’adonnent, à l’instar de Carr, à l’écriture qui devient alors le prolongement de leurs pinceaux…un autre moyen de faire passer leur message.

 

Il est assez ironique de constater que Carr a d’abord été reconnue pour ses œuvres littéraires et, plus spécifiquement, pour la lecture à la chaîne anglaise de Radio-Canada d’extraits de son ouvrage, Klee Wyck, qui lui avait valu un prix en 1941. Après tout, ce n’est peut-être pas tellement surprenant quand on sait que Carr avait une plume à la fois aiguisée et laconique. Elle écrivait comme elle parlait; ses phrases sont simples et directes et l’humour, omniprésent.

 

Il serait injuste de terminer ce tableau sur cette note. En effet, même si les écrits de Carr sont importants et sérieux, ils ne se comparent pas à l’étendue de son œuvre visuelle ni à l’intensité de ses toiles. Impossible à classer, Carr a été inspirée par le cubisme, le fauvisme, le post-impressionnisme, et sera toujours liée au Groupe des Sept. Mais Carr a toujours été, d’abord et avant tout, fidèle à elle-même. Elle peignait plus intuitivement que tout autre artiste de son époque, sans ambages, sans se soucier de ce que les gens disaient ni des tendances au goût du jour. Carr était une personne solitaire, certes, mais jamais tout à fait seule. Les totems représentés dans ses toiles jouent le rôle de sentinelles, de grands symboles, qui ont été peints avec une compréhension intuitive de leur signification qui, après tout, lui était étrangère. Même si elle vouait un amour à la culture autochtone, Carr n’était pas, à proprement parler, une anthropologiste. Tout passait par son âme, le catalyseur étant la nature qu’elle ressentait et respectait profondément. L’Ouest canadien était son pays, qu’elle écoutait et qu’elle reproduisait sur des toiles qui ont fini par former un immense tableau et qui constituent un éloge à la beauté de la nature.

 Un nouveau monument à la mémoire d’Emily Carr a été dévoilé au Victoria’s Ross Bay Cemetery en mars; l’inscription sur le monument de granit est tiré de son journal : « Chère Terre, notre mère nourricière! Je crois vous avoir toujours appartenu. Depuis mon enfance, j’ai toujours pris plaisir à me rouler sur vous et à me presser contre vous dans mes moments de tristesse. J’aime ce que vous êtes, ce que vous sentez et la beauté qui se dégage de vous. À ma mort, je veux retourner dans votre sein, sans cercueil ni linceuil, avec des pétales de fleur contre ma peau et avec vous comme couverture. »

 

 

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