Bloguele Mars 10, 2016

Une rare intrusion dans le studio de l’artiste est révélée dans une composition du 19e siècle

Les outils du peintre de plein air, 1894  Huile sur toile 18

 

Cette nature morte a été signée et datée par Joseph-Charles Franchère, en 1894, une année de transition pour le peintre alors âgé de 28 ans. Rappelons en effet que l’artiste effectuait un retour dans sa ville natale et débutait sa carrière professionnelle, à la suite d’un long séjour d’études à Paris depuis 1888. Lors d’un bref passage à Montréal, en 1890, Franchère reçut une importante commande de trois grandes toiles religieuses pour la chapelle Notre-Dame-du-Sacré-Cœur de la basilique Notre-Dame (détruites en 1978) qui l’obligea à se perfectionner de nouveau dans la Ville lumière. Il étudia à l’École des beaux-arts, auprès de Jean-Léon Gérôme, ainsi qu’aux académies Julian et Colarossi, sous Benjamin-Constant, Jules Lefebvre et Joseph Blanc. Durant cette période, Franchère exposa une nature morte, au sujet non identifié, d’abord en 1891, à l’Art Association of Montreal, puis en 1893, à la Royal Canadian Academy of Arts. Les tableaux très variés (portraits, paysages, scène de genre), issus de son de séjour de formation, portent souvent la mention Paris sous la signature. Cette absence de mention sur la nature morte laisse supposer que la toile a été peinte à Montréal. Selon l’annuaire Lovell, édition 1893-1894, l’artiste a installé son atelier au Monument national, boulevard Saint-Laurent, alors qu’il réside rue Notre-Dame1.

 

Le tableau nous montre, en gros plan, l’attirail habituel du peintre, négligemment posé sur une table recouverte d’une nappe et éclairé par une lumière crue venant d’une fenêtre cachée par un rideau, à droite. On voit en effet une spatule, une palette maculée de taches de couleurs, des pinceaux ainsi qu’une mallette ouverte contenant divers tubes de peinture. La pochade d’un paysage sur carton est posée sur le couvercle de cette petite boîte. Brevetés en 1841, mais commercialisés en France qu’en 1859, les tubes de peinture déjà préparée, souples et fermés hermétiquement à l’aide d’un bouchon, rangés et transportés dans une mallette, vont permettre aux artistes de travailler en plein air. Cette invention va révolutionner la pratique de la peinture et favoriser, selon certains historiens, l’essor de l’impressionnisme.

 

La nature morte est brossée à larges coups de pinceaux, dans des tons ocres, légèrement appliqués à la manière d’une aquarelle. Seules les couleurs de la palette et des tubes ainsi que le ciel de la pochade apportent quelques éclats à l’ensemble. En dépit des apparences, la mise en place des objets est, en fait, bien étudiée, donnant lieu à une composition avec deux diagonales entrecroisées. Pour sa part, l’éclairage chaleureux crée de forts contrastes entre la lumière rasante sur les divers objets et les longues ombres portées.

Sujet unique en histoire de l’art canadien, la nature morte de Franchère, avec ses attributs liés au métier, est à rapprocher du superbe autoportrait daté aussi de 1894, conservé au Musée national des beaux-arts du Québec. L’artiste se représente vêtu de son sarrau et cravaté, debout devant son chevalet, pipe au bec, tenant ses pinceaux, mais avec une palette différente de celle de notre toile. Comme dans un autoportrait, la nature morte offre donc un jeu de miroir puisqu’il faut le même équipement pour pouvoir représenter les instruments du peintre !2 Exécutée sur le motif et, du fait même, par une observation directe, l’étude de Franchère délaisse ainsi l’académisme de sa formation française pour tendre vers une certaine modernité, tant par son sujet que par son approche et son traitement.

 

Mario Béland, Ph. D., MSRC

 

  1. Sur Franchère, voir Albert LABERGE, Peintres et écrivains d’hier et d’aujourd’hui, Montréal, édition privée, 1938, p. 185-195 ; Alfred LALIBERTÉ, Les artistes de mon temps, texte établi, présenté et annoté par Odette Legendre, Montréal, Le Boréal, 1986, p. 110-112 ; David KAREL, Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, Québec, Musée du Québec et Les Presses de l’Université Laval, p. 312 ; Laurier LACROIX, sous la dir., Peindre à Montréal, 1915-1930. Les peintres de la Montée Saint-Michel et leurs contemporains, Montréal, Galerie de l’UQAM, Québec, Musée du Québec, 1996, p. 129-130 ; A. K. PRAKASH, L’art canadien. Maîtres choisis de collections privées, Ottawa, Éditions Vincent Fortier, 2003, p. 64-69 ; Anne-Élisabeth VALLÉE, « Joseph-Charles Franchère », Passion privée. L’art moderne du Québec de la collection Pierre Lassonde, Québec,Musée national des beaux-arts du Québec, 2015, p. 37-41.

  1. Rappelons que La phrénologie, une allégorie symboliste peinte par Ozias Leduc deux ans auparavant, montre aussi divers instruments à dessiner et à peindre (collection Lavalin du MAC). Il n’est pas courant de voir des peintres se représenter dans leur autoportrait avec leurs attributs, dont une palette. Mentionnons Théophile Hamel, vers 1849 (MNBAQ), William Sawyer, en 1861 et en 1884 (collections privées, Kingston), William Hind, années 1870 (Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa et Musée McCord, Montréal), Zacharie Vincent, vers 1875 (MNBAQ), Antoine Plamondon, en 1882 (Musée de la civilisation, Québec), Ernst Neumann, en 1930 (Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa), Frederick B Taylor, en 1941 (Bibliothèque et Archives Canada), etc. Voir Robert STACEY, The Hand Holding the Brush : Self Portraits by Canadian Artists / La main qui tient le pinceau : autoportraits d'artistes canadiens (cat. d’expos.), London, Ontario, London Regional Art Gallery, 1983, 130 p. Ajoutons aussi l’autoportrait de Robert Harris esquissé, en 1892, sur sa boîte à peinture (Confederation Centre Art Gallery and Museum, Charlottetown) ou encore l’étonnante Vue de l'atelier à l'Autoportrait d’Eugène Hamel, brossée en Italie en 1869, montrant une palette accrochée à un chevalet (MNBAQ). Voir Mario BÉLAND, « Un autoportrait unique dans l’art québécois », Cap-aux-Diamants, no 77 (printemps 2004), p. 63. On ira voir aussi la superbe palette peinte de figures par Paul Peel, vers 1890, au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

 Citer cet article:

Béland, Mario. « Une rare intrusion dans le studio de l’artiste est révélée dans une composition du 19e siècle ». Klinkhoff.ca, Galerie Alan Klinkhoff, 11 mars 2016,

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