William Raphael
par Sharon Goelman, M.F.A.
William Raphael fut le premier artiste professionnel d'origine juive à s'établir comme peintre au Canada. À la fois sensible et modeste, Raphael avait trois amours: sa famille, y compris ses chiens, la nature et l'art. Raphael est surtout connu pour ses portraits d'une grande fidélité et ses toiles vivantes de scènes folkloriques canadiennes. À l'instar d'autres peintres canadiens plus âgés de son époque, par exemple Paul Kane (1801-1871) et Cornelius Krieghoff (1815-1872), Raphael bâtit sa réputation en peignant la vie des peuples amérindiens et des habitants de sa nouvelle patrie; ses expositions ont donné lieu à des critiques favorables, Raphael étant lui-même décrit comme « l'un de nos artistes les plus adroits », ou encore, « l'un des artistes préférés de Montréal »… et finalement, « l'un des peintres de scènes historiques les plus instruits du Canada ». Bien que moins réputé pour ses paysages calmes et paisibles, pour ses peintures religieuses, pour ses natures mortes de même que pour ses dessins anatomiques destinés à des professeurs de médecine ou à des publications médicales ainsi que pour la restauration de toiles d'église, Raphael faisait régulièrement la manchette dans les journaux pour sa contribution à l'enseignement de l'art, tant dans les écoles publiques que dans sa propre école.
Raphael peignait en fonction des connaissances qu'il avait acquises et de la formation qu'il avait reçue, ce qui lui a valu d'être fort respecté depuis les tous débuts de sa carrière jusqu'à l'âge de cinquante ans environ. Malheureusement, au moment où sa production artistique était à son sommet, les goûts et valeurs esthétiques de la société changeaient; cette situation, qui a eu une grande incidence sur la montée et la carrière de Raphael; a considérablement nui à l'artiste.
Années de formation à Berlin
Raphael est né en 1833 dans la petite ville de Nakel en Prusse, à soixante kilomètres de Berlin où ses parents, les Rafalsky, famille d'origine juive orthodoxe de descendance polonaise, s'étaient établis.
Au cours des années 1840 et 1850, les grandes villes comme Berlin - toujours riches en activités culturelles - étaient témoins de l'émancipation progressive des Juifs ainsi que de la montée du judaïsme réformé. Pour Raphael, devenir un artiste s'inscrivait dans cette nouvelle libéralisation de la vie juive en Allemagne.
En 1850, Raphael, alors âgé de dix-sept ans, arrive à Berlin pour y étudier. C'est alors qu'il écrit: « Le monde change à mesure que je m'éloigne du foyer familial... le soleil est froid... tout me semble étranger. » Les écrits personnels de Raphael à l'époque révèlent que l'artiste était un jeune homme sensible, aux émotions fortes, qui s'intéressait vivement à la musique, à la littérature et à l'histoire classique. En 1851, il admet pour la première fois qu'il est redevable à l'Académie royale de Berlin, quand il écrit dans son journal : « J'ai suivi des cours du professeur Wolff, le 4 novembre 1851. » Mais le 8 octobre 1855, il ajoute : « J'ai quitté l'atelier pour assister aux cours de peinture de l'Académie », ce qui permet de croire qu'il étudiait peut-être alors sous la tutelle d'un professeur privé dans un atelier et, aussi, d'autres enseignants de l'Académie. Ses carnets de croquis renferment des dessins d'objets de plâtre moulé qui témoignent de son désir de travailler les formes ainsi que les jeux de lumière et d'ombre; de plus, on y retrouve des copies d'œuvres de grands maîtres, des esquisses de scènes de la vie quotidienne ainsi que des planches anatomiques. Ces travaux reflètent bien la formation académique stricte pour laquelle l'Académie royale de Berlin était réputée et à laquelle Raphael a adhéré rigoureusement tout au long de sa carrière et dont il s'est servi à son tour, plus tard, pour enseigner son art.
Raphael est né seulement six ans avant que Louis Daguerre (1789-1851) n'invente la daguerréotypie, premier procédé photographique. Cependant, il est permis de croire qu'en 1850-1851, pendant que Raphael étudiait à Berlin, cette invention avait déjà influencé le style et la philosophie des personnes qui lui enseignaient. Son professeur Wolff s'avère vraisemblablement être le portraitiste Johann Eduard Wolff de l'Académie royale de Berlin. Nous ne pouvons retracer avec certitude quel était le style de Wolff à l'époque où étudiant et professeur se connurent. Cependant, l'œuvre du portraitiste et peintre de scènes folkloriques et historiques Karl Begas (qualifié par Raphael comme « son professeur » à plusieurs reprises une fois qu'il fut installé au Canada), a marqué de façon indélébile les valeurs esthétiques de l'artiste, ainsi que son interprétation de la nature.
Begas s'est éloigné des premières influences de l'école nazaréenne du romantisme pour s'orienter vers le réalisme, devenant ainsi plus objectif dans ses interprétations. Cette objectivité a sans doute été adoucie par ses propres expériences photographiques et par la nouvelle liberté d'expression propre à l'âge industriel. Begas et Wolff ont été reconnus comme de « jeunes maîtres » au début du mouvement biedermeier réaliste ou naturaliste qui prévalait en Allemagne et dont le style était souvent opposé à l'approche philosophique ou spirituelle de l'école biedermeier romantique ou encore des tendances romantiques qui prévalaient dans le nord de l'Allemagne.
Nouveau départ dans le nouveau-monde
Après le décès de ses parents, Raphael décida de prendre part à la vague d'émigration qui s'était amorcée au milieu du siècle en Allemagne, alors que le pays était aux prises avec des difficultés économiques caractérisées par le chômage, la pauvreté et les évictions, occurrent surtout chez les artisans. Sa décision de venir s'établir au Canada était appuyée par son cercle d'amis et par les membres de sa famille, notamment un frère qui vivait déjà à Montréal. Le 22 décembre 1856, Raphael débarqua du bateau à vapeur Borussia à New York où il séjournera quatre mois avant de partir pour Montréal, sa nouvelle ville de résidence, où il arriva le 23 avril 1857.
Raphael, qui aimait la campagne et la sérénité de la nature, prenait plaisir à peindre des paysages. Cependant, il lui fallait gagner sa vie à la ville où la majorité de ses revenus provenait de portraits exécutés sur commande. Au cours de sa première année à Montréal, il a trouvé des modèles pour ses portraits, tout comme il l'avait fait plus tôt à New York. Pendant les périodes de relâche, il se rendait généralement à Québec, à Trois-Rivières et, plus tard, à London et à Windsor, à la recherche d'autres commandes de travail et d'une meilleure connaissance des paysages canadiens.
Relations entre la photographie et le portrait
Les paiements de salaire consignés dans le journal de Raphael nous apprennent qu'il touchait, en 1859, un revenu régulier versé par le studio photographique Notman. À ce sujet, Raphael écrivit plus tard : « Quand je suis arrivé dans ce pays dont je ne connaissais ni les mœurs ni la langue, M. Notman m'a proposé de retenir mes services pendant un an afin de peindre des portraits à partir de photographies. C'est avec joie que j'ai acceptée. » Raphael travaillait probablement toujours chez Notman en 1860, quoiqu'il est possible qu'il ait perdu son emploi plus tard cette année-là quand Notman a embauché John Fraser pour gérer à temps complet la carrière d'un certain nombre d'artistes. Raphael a également travaillé avec A.M. Taber, une autre compagnie offrant le service de la photographie. Une toile exposée au Musée des beaux-arts du Canada intitulée Les enfants McFarlane, signée par le photographe James Inglis de même que par Raphael et datée de 1871, témoigne de la relation encore plus étroite entre la photographie et le portrait. Bien que cette pratique se soit révélée rentable, elle a probablement eu pour effet d'entraver la liberté d'expression de Raphael comme portraitiste au cours des années qui suivirent. En outre, le fait qu'il partageait un logement avec le photographe A.S. Walford en 1881, indique bien que Raphael dépendait toujours du portrait pour gagner sa vie.
Au cours de ses premières années vécues dans le Canada-Est - nom sous lequel le Québec a été désigné jusqu'en 1867 - Raphael a certainement peint un bon nombre de portraits dont on lui avait fait la commande, et ce, par des individus provenant de toutes les couches de la société montréalaise. Parmi les nombreux portraits croqués et se trouvant dans ses carnets d'esquisses de la période allant de 1857 à 1859, on retrouve notamment celui de Hermann Danziger, croqué dans sa demeure, dans laquelle Raphael résida comme pensionnaire en 1861. Il maria la fille de Hermann, alors âgée de quinze ans, Ernestina, l'année suivante.
Entre 1863 et 1886, Raphael et sa femme eurent neuf enfants (survivants) dont on retrouve des croquis dans les carnets d'esquisses de l'artiste ainsi que quelques toiles. Un fils, Samuel, a suivi les traces de son père et est devenu artiste, à New York.
Au cours des années 1860 et au début des années 1870, Raphael a surtout exécuté des peintures de genre, des portraits et un nombre limité de paysages, ce qui lui a valu des critiques favorables et régulières dans la presse. Cependant, durant les années de dépression économique de 1873 à 1878, c'est son affiliation avec des photographes et son habileté à faire des portraits à partir, soit de modèles vivants, soit de photographies, qui ont permis à Raphael de mieux gagner sa vie que ses contemporains. C'est au cours de cette période que sa réputation de portraitiste a gagné en popularité auprès d'une clientèle canadienne-française plus fortunée, entre autres, de familles comme les Desjardins, les Panneton, les Paré, les Souligny de Vinet et les Provost.
Des recherches ont permis de retrouver des portraits - exécutés par Raphael - de personnes en vue ayant grandement contribué à l'essor de la société canadienne. Dans le domaine de la médecine et de la religion, il y a ceux du docteur Louis-Édouard Desjardins, le premier ophtalmologiste canadien-français de Montréal, du docteur Aaron Hart David, le premier médecin de confession juive du Canada, du docteur Francis W. Campbell, le successeur de Hart Davis à titre de doyen de la faculté de médecine de l'Université Bishop, du révérend docteur Abraham DeSola, professeur de langues orientales à l'Université McGill et du révérend de la synagogue espagnole et portugaise de l'époque et, enfin, du chanoine Joseph-Octave Paré, secrétaire de monseigneur Bourget.
Aujourd'hui encore, on retrouve au Musée McCord et au Château de Ramezay des portraits réalisés par Raphael représentant des politiciens, des personnes d'affaires, des militaires et des commerçants de fourrure qui ont travaillé au développement de la province du Québec. On affirme que les portraits des gouverneurs généraux réalisés par Raphael ont été suspendus dans les premiers édifices parlementaires. Une photographie surdimensionnée (genre affiche) d'un portrait grandeur nature de Gladstone et Laurier, à Hawarden Castle, signée par Raphael et datée du 10 juillet 1897, fait voir les deux premiers ministres bras dessus bras dessous. Malheureusement, l'original n'a pas encore été trouvé à ce jour.
Raphael a peint les portraits en buste des membres de sa propre famille ainsi qu'un autoportrait. Plusieurs de ses portraits, exécutés avec minutie, ont été inspirés de photographies. Ils révèlent la délicatesse du coup de pinceau et la subtilité non dramatique avec laquelle Raphael traitait ses sujets et les surfaces. Par ailleurs, les études de ses enfants et de son épouse grandeur nature, peintes à grands traits, contrastent grandement avec ses portraits formels exécutés avec énormément de soin. À titre d'exemple, mentionnons: Dame en rose tricotant dehors, Garçon avec une toupie (1879), Le terrain Fletcher, Montréal (1880) et Étude d'un garçon, de canards et de chats (1884). Pour ces œuvres, Raphael, qui s'est servi de ses propres enfants comme modèles, fait montre d'une approche plus vivante. L'expression de mouvement et l'état d'esprit enjoué suggéré par les visages diffèrent nettement de l'angoisse projetée par l'Immigrant irlandais (1870), vêtu en lambeaux et du sérieux d'un tribut posthume intitulé Portrait d'un jeune garçon (1887), habillé d'un kilt écossais.
Peinture de genre et influence du style Allemand Biedermeier
Dans ses peintures de genre, Raphael fait ressortir les aspects les plus romantiques de la vie canadienne, vus par un immigrant soucieux de saisir dans le moindre détail l'apparence et les mœurs des gens. Il a su intégrer à ses œuvres un sentiment d'harmonie marqué au coin d'un réalisme ordonné et formel. Ses œuvres sont souvent fondées sur des croquis exécutés avec soin, sur les lieux, bien qu'il ait su leur conférer un air décontracté grâce à la participation de sujets détendus et, parfois, spirituels. Sa peinture de genre la plus célèbre, Derrière le marché Bonsecours, Montréal (1866), auparavant intitulée Immigrants à Montréal, témoigne bien de cette réalité. Dans cette œuvre, grâce au jeu structuré de la lumière, l'artiste a su capturer avec détail et fraîcheur l'environnement et la vie de la société montréalaise, dans le port de Montréal, au printemps.
Raphael s'est placé lui-même au centre du port ensoleillé, juste derrière le marché Bonsecours. Il tient ses bagages de cabine dans sa main droite et, dans sa main gauche, son portefeuille d'artiste et un souvenir familial précieux, un candélabre en argent. On retrouve bon nombre d'esquisses préliminaires liées à cette peinture des plus complexes. Le traitement lumineux des bateaux, l'eau en arrière-plan et la brume à droite rivalisent superbement avec des œuvres des peintres luministes. La version d'hiver de cette œuvre, intitulée Bonsecours et peinte en 1880, fait voir la vie telle qu'elle se déroulait devant le marché, le long de la rue Saint-Paul, en plus de révéler avec justesse le sens peu commun de l'artiste pour l'anecdote et l'humour. Raphael a peint Habitants attaqués par des loups, en 1870. Il a certainement été ravi des résultats.