L'ondée par Jean Paul Lemieux
Peintre au tempérament solitaire, Jean Paul Lemieux doit sa notoriété au nouveau langage pictural, épuré et minimaliste, qu’il développe à partir de 1956, au retour d’une année sabbatique en France à titre de boursier de la Société royale du Canada (1954- 1955). C’est alors qu’il prend la mesure de son pays natal, de son âpreté et de l’austérité de son climat. Il est surtout saisi par le contraste qu’offrent les grands espaces québécois et canadien. Le peintre traduit ses nouvelles sensations dans des paysages nus, traversés désormais par une ligne d’horizon défilante, parfois oscillante, telle qu’elle se présente parfois au regard à travers la fenêtre d’un train en marche (1) . Pour rendre l’effet de l’étendue du pays, il adopte le format horizontal. Il privilégie une palette de couleurs assourdies, toute en demi-teintes avec laquelle il crée une matière dense, en multipliant les fines couches de pigments superposés, et en minimisant les empâtements sur la surface.
Des œuvres comme Paysage d’hiver, La ville lointaine, Le visiteur du soir et Le train de midi, peintes en 1956 (collection du MBAC) sont emblématiques de ce virage stylistique qui ouvre la voie à la période de maturité de Jean Paul Lemieux (1956-1970), et que les historiens de l’art qualifient de « classique ». Cette même année 1956 et au cours des mois qui suivent, la Galerie nationale du Canada acquiert dans sa collection les trois derniers tableaux mentionnés. C’est le coup d’envoi au succès que connaîtra la nouvelle manière de l’artiste auprès des collectionneurs, publics et privés. En des temps où florissait l’art abstrait d’un océan à l’autre du Canada, la vénérable institution valide les propositions figuratives du Québécois (2) . Cette percée de 1956 s’amplifie après l’exposition solo à la Galerie Roberts à Toronto, en 1960, et celles à la Galerie Agnès Lefort, à Montréal, en 1963 et 1965. Pendant le reste de la décennie, les collectionneurs se disputent les toiles de Lemieux. Les critiques d’art acclament l’artiste et sa vision authentique de la nordicité de son pays. Les musées célèbrent sa contribution dans de grandes expositions rétrospectives en 1967, en 1974 et en 1991, au Canada et à l’étranger.
À qui l’interrogeait sur l’art abstrait, Jean Paul Lemieux disait : « Il doit y avoir un mystère dans un tableau, et la géométrie n’aime pas les mystères, elle les met en boîte, en cube, en cylindre, elle en fait des théorèmes (3) . » Peintre de son temps, Lemieux établit tout de même un dialogue avec les peintres formalistes abstraits dont il partage les préoccupations sans toutefois franchir les limites de la non-figuration. C’est ainsi qu’il instaure dans sa peinture de fructueux rapports entre la figure humaine et le paysage qu’il associe dorénavant à la verticalité et à l’horizontalité.
Pour réaliser L’ondée en 1960, Lemieux puise dans le vaste répertoire des formes et actualise sa réflexion sur le mouvement du temps dans l’espace, un concept qui est au cœur de ses recherches. D’une part, il s’inspire de l’art de la silhouette, populaire aux 18 e et 19 e siècles. Le personnage féminin est en effet un plan sombre, découpé de profil sur une surface claire. D’autre part, compte-tenu de sa position dans l’espace du tableau, la dame au parapluie donne l’impression qu’elle sortira bientôt complètement de la scène; qu’elle est en marche vers la zone illuminée de bleu y entraînant le halo clair qui l’enveloppe. Son passage dans le paysage est à l’image de la pluie de courte durée qu’on appelle « ondée ». Lemieux parvient ainsi à créer une composition allégorique qui rend le mouvement du temps dans l’espace. Sur le plan plastique, il équilibre les forces du champ pictural en distribuant quelques rares accents lumineux sur la fine ligne d’horizon.
L’ondée de 1960 recèle cette part de mystère qui anime les œuvres « classiques » de Jean Paul Lemieux. À vrai dire, elle compte parmi les œuvres les plus mystérieuses de l’artiste en raison de son caractère allégorique très appuyé. Comme elle a été jalousement conservée dans une collection particulière pendant près de cinquante ans, cette œuvre est une véritable découverte qui permet à l’histoire de l’art de parfaire nos connaissances sur l’art de Jean Paul Lemieux.
(1) « J’ai souvent voyagé en train, parce qu’on a le temps de voir venir le paysage, de le laisser apparaître et s’étaler, puis disparaître. C’est un spectacle fascinant, qu’on voit défiler tranquillement sous sa fenêtre. De retour d’Europe en 1956, je faisais le trajet entre Québec et Montréal en train, et j’ai été frappé à peu près à la hauteur de Trois-Rivières, par quelque chose d’étrange dans nos espaces. J’avais l’impression de m’approcher, mais de choses insaisissables, qui se dérobaient. » Jean Paul Lemieux cité dans Guy Robert, Lemieux, Ottawa, Éditions Stanké, 1975, p. 178.
(2) Au journaliste qui lui pose la question « Comment cela a-t-il commencé pour vous? », Jean Paul Lemieux répond : « Probablement par les achats qu’a faits la Galerie nationale à mon retour de France, quand j’ai commencé à peindre comme je le fais maintenant. Ensuite, des particuliers se sont mis à acheter mes toiles. Surtout des Anglo-Canadiens et des Juifs. Les Canadiens français y sont venus beaucoup plus tard. » Jacques Michel, « À 70 ans Jean-Paul Lemieux reste solitaire curieux de tout mais pessimiste », Perspectives, 1 er mars 1975, p. 20.
(3) Robert, Guy, « Le peintre du silence. Guy Robert rencontre Jean Paul Lemieux », Le Maclean, juillet 1975,
p. 35.