Œuvre 'importante' de Morrice vendu chez Klinkhoff
Le 1er avril 1907, le jour même de l’ouverture au public de l’exposition annuelle de la RCA (Académie royale du Canada, tenue cette année-là à Montréal), le Montreal Herald choisit cette toile comme “joyau de l’exposition”, ajoutant que son traitement “frappant” doit autant à Whistler qu’à Turner; The Gazette s’en tient à une longue description du sujet; seul The Witness a reconnu dans le tableau “la méthode la plus moderne du style impressionniste: les couleurs sont jetées sur la toile avec une force presque brutale, de près le tableau semble presque grotesque, mais si on le regarde à la bonne distance, on découvre l’une des productions les plus artistiques de l’exposition.”
Trois jours plus tard, il/elle est encore sous le choc de “ce tableau impressionniste franc, violent même”, répétant qu’il faut se tenir à la bonne distance pour découvrir cette “place de marché chaude et étouffante qu’on doit à la main d’un maître” (The Witness, 4 avril). Bref, si d’une part l’auteur anonyme réalise qu’il s’agit d’un style nouveau et excitant, jamais vu à Montréal, il/elle n’a pas les connaissances nécessaires pour apprécier pleinement l’importance de La Place Chateaubriand, Saint-Malo. Il est difficile pour nous de voir la ‘violence’ mentionnée par le collaborateur du Witness dans ce tableau serein, où la vie semble suspendue pour notre plus grand plaisir.
Au premier plan, deux femmes conversent à une table du Continental, le plus connu des nombreux cafés bordant la place; Morrice y est aussi, bien protégé du soleil (rare en Bretagne!) par le généreux feuillage. A gauche, deux bretonnes s’avancent sous les platanes; une troisième, portant un panier, lie visuellement les deux zones de la composition: locale (femmes au travail, debout) et touristique (femmes en vacances, assises). Le rouge des auvents et le bleu du ciel ajoutent à l’animation de cette joyeuse composition. Si Morrice lui-même n’avait pas donné de titre à sa toile pour le Salon 1903 de la Nationale, nous n’aurions jamais deviné que nous sommes à Saint-Malo, dont on connaît mieux les plages et les remparts, que l’artiste a souvent représentés.
La Place Chateaubriand, au pied du Château médiéval, est le premier espace public à l’intérieur de la Ville Close; c’est le cœur de la vieille ville, un espace neutre où une bretonne rentrant du marché peut croiser le regard des touristes en visite. Buchanan a vu dans ce choix de sujet un signe de maturité, l’artiste ayant mis de côté “les conventions de ce qu’il était juste et approprié de peindre en Bretagne”1, mais nous y reconnaissons plutôt son choix délibéré d’un sujet purement impressionniste, une scène de la vie quotidienne en plein air qui favorisait l’étude des jeux de lumière. Que Morrice soit assis à une table de café, c’est tout à fait conforme à ce que l’on connaît de lui; mais son image est rare, puisqu’elle montre la Place Chateaubriand depuis le café plutôt que vers lui, comme le montrent toujours les cartes postales (le grand café, rebaptisé Le Chateaubriand et rattaché à un hôtel, est encore très fréquenté et photographié).
Le regard de Morrice est tourné vers les remparts, à peine visibles sous les épaisses frondaisons. En modifiant un peu le décor, il souligne l’intimité d’un site urbain par ailleurs plus ‘générique’. L’esquisse reliée (Musée des Beaux-arts de l’Ontario), qui montre une composition identique à celle de la toile, a peut-être été peinte après elle plutôt qu’avant, quand Morrice a décidé de doubler le feuillage dans la moitié supérieure (toute la portion plus sombre au centre), pour en vérifier l’effet avant de modifier le grand tableau de façon permanente; ceci a été fait avant l’exposition de Paris en 1903, comme on peut le voir dans une reproduction du catalogue.
Dans l’historique qu’il a publié à l’occasion du centenaire du [dernier propriétaire], Heward Stikeman a qualifié La Place Chateaubriand de pièce de résistance de la petite, mais distinguée collection qui orne les murs du [dernier propriétaire].2 L’édifice actuel a été inauguré en 1906, après qu’un incendie eut détruit le précédent. Il fallait des tableaux pour décorer les salles; plusieurs autres étant aussi collectionneurs, les dons ne se firent pas attendre; dès la fin de 1906, on trouvait déjà un Cullen récent sur les murs, et un portrait avait été commandé à Robert Harris. Le procès-verbal de la réunion du 28 janvier 1907 du [dernier propriétaire] mentionne “Une lettre écrite par M. David Morrice offrant un tableau peint par son fils, qui réside maintenant à Paris, pour être accroché dans une des salles du [dernier propriétaire].”3
L’homme d’affaires avait été parmi les premiers, lors de la fondation en 1899, à être invité à se joindre au [dernier propriétaire]. Il avait cependant démissionné peu après pour un problème de cotisation, qu’il ne régla finalement qu’en mars 1906. Une toile de son célèbre fils témoignerait de sa gratitude qu’on lui eut permis de redevenir membre; son choix est laissé ouvert, comme c’est aussi le cas pour d’autres œuvres promises au [dernier propriétaire]: nul doute que la 28e exposition annuelle de l’Académie Royale du Canada, qui doit ouvrir bientôt à Montréal, offrira un excellent éventail de bons tableaux. Quatre jours après l’ouverture, un Brymner et un Barnsley ont déjà été mis de côté pour le [dernier propriétaire], mais pas encore le Morrice (The Witness, 4 avril).
De toute évidence le choix entre la seule toile de Morrice exposée à la RCA et une autre “actuellement en route depuis Paris” (ibid) a été fait peu après, et le don a été reçu avec gratitude. Depuis 1907 et jusqu’à maintenant, excepté pour de rares prêts à des expositions importantes (y compris les quatre rétrospectives consacrées à Morrice), La Place Chateaubriand, Saint-Malo a présidé avec élégance aux activités de la salle Patricia du vénérable [dernier propriétaire]. Et maintenant le tableau est prêt à commencer une nouvelle étape, tout aussi brillante, de son histoire.
Texte de Lucie Dorais, M.A. Traduction de l’auteur Copyright © Lucie Dorais et Galerie Walter Klinkhoff, 2011 -
Reéférences:
Expositions: 1903 Salon de la Société Nationale des Beaux-arts, Paris, Grand Palais, 16 avril au 30 juin, cat. 969, ill. dans le cat. 1904 Salon Triennal des Beaux-Arts, Antwerp (Belgique), 20 août au 25 sept (dates approximatives). 1905 5th Exhibition of the International Society of Sculptors, Painters, and Gravers, Londres, New Gallery, 9 jan au 11 fév, cat. no. 193. Manchester (31 mars au 6 mai), Burnley (23 mai au ?), Bradford (oct à déc). 1907 28th Royal Canadian Academy, Montréal, Art Association of Montreal, du 1 au 27 avril, cat. no 149. 1911 Exposition d'oeuvres des membres de la "Société des peintres et sculpteurs". Buffalo, Albright Art Gallery, 16 nov au 26 déc, cat. no 107, ill. Chicago (4 au 28 jan 1912), St. Louis MO (4 fév au ?), Boston (dates inconnues). 1912 16th Annual Exhibition, Pittsburgh, Carnegie Institute, 25 avril au 30 juin, cat. no 224. 1925 Memorial Exhibition of Paintings by the late James W.Morrice, R.C.A., Montreal, Art Association of Montreal, 16 jan au 15 fév, cat. no 71. 1927 Exposition d'art canadien, Paris, Musée du Jeu de Paume, 10 avril au 10 mai, cat. 136. 1932 Exposition spéciale d'art canadien, (Conférence économique impériale), Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 18 jul au 28 jan, 1933, cat. 12. 1937 James Wilson Morrice, RCA, 1865-1924: Exposition commémorative, Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 25 nov au 27 déc, cat. 97. Exposition itinérante au Canada: 1938, 8 janv. - févr. Préparée conjointement avec l'Art Gallery of Toronto, Toronto, Ont., et l'Art Association of Montreal, Montréal, Québec. 1939 Loan Exhibition: Nineteenth Century Landscape Painting, Montreal, Art Association of Montreal, 13 fév au 2 mars, cat. 32. (Ouverture de la nouvelle aile; Morrice est seul Canadien dans la section britannique). 1965 James Wilson Morrice: 1865-1924, Musée des beaux-arts de Montréal, 30 sep au 31 oct, cat. 68, ill. Exposition itinérante: au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 12 nov au 5 déc. 1977 J.W. Morrice, Vancouver Art Gallery, 3 juin au 3 juillet, cat. 11. 1985 James Wilson Morrice 1865-1924, Musée des beaux-arts de Montréal, 6 déc 1985 au 2 fév 1986, cat. 33, ill. Exposition itinérante: Québec (Musée des beaux-arts du Québec, 20 fév au 20 avr), Fredericton (Beaverbrook Art Gallery, 15 mai au 29 juin), Toronto (Musée des beaux-arts de l'Ontario, 25 juillet au 14 sep), Vancouver (Vancouver Art Gallery, 9 oct au 23 nov). Illustrations: 1903 Salon de la Société Nationale des Beaux-arts, Paris, Grand Palais, 16 avril au 30 juin, cat. 969, ill. dans le cat. 1911 Exposition d'oeuvres des membres de la "Société des peintres et sculpteurs". Buffalo, Albright Art Gallery, 16 nov au 26 déc, cat. no 107, ill. 11965 James Wilson Morrice: 1865-1924, Musée des beaux-arts de Montréal, 30 sep au 31 oct, cat. 68, ill. 1971: DES GAGNIERS, Jean: Morrice. Québec, Editions du Pélican, 1971, Plate 2. 1979: LAING, G. Blair: Memories of an Art Dealer, McClelland and Stewart, p. 43. La Place Chateaubriand, Saint-Malo décrite comme étant "une toile importante". 1985: James Wilson Morrice 1865-1924, Musée des beaux-arts de Montréal, 6 déc 1985 au 2 fév 1986, cat. 33, ill. 1999: STIKEMAN, H. Heward: The Mount Royal Club, 1899-1999. Montréal, Price-Patterson, vers 1999, p. 170. Reproduit en couleur. 2007: BANHAM, Kathryn J.: The Architecture and Painting Collection of the Mount Royal Club, Montreal, 1899-1920. Montréal, Université Concordia, plaque 34. Références supplémentaires: 1903: La Gazette des Beaux Arts (Paris), vol 3 no 30, 1er juillet 1903, p.51(illustre une revue de la Société Nationale, qui mentionne Morrice que de nom, "last but not least» (en anglais dans le texte); aucune oeuvre mentionnée). 2008: LARSEN, Wayne: James Wilson Morrice : Painter of Light and Shadow. Toronto : Dundurn Press, vers 2008, p. 30.
NOTES:
1. Donald W. Buchanan: J.W. Morrice: A Biography, 1936, p. 25. Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteur et traductrice.
2. H. Heward Stikeman: -, 1899-1999, c1999, p. 170.
3. Kathryn J. Banham: The Architecture and Painting Collection of the --- Montreal 1899-1920, Mémoire de maîtrise, Université Concordia, Montréal, 2006, p. 80; cet ouvrage a été ma principale source sur le Club.